2024-03-21 Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale : mettre fin au génocide et à l’apartheid israélien

Un génocide est en cours à Gaza, Israël a entrepris d’effacer un peuple, le peuple palestinien contre lequel il a mis en place, et maintenu, au fil des décennies un régime institutionnalisé d’oppression et de domination raciale constituant – selon l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale – un crime d’apartheid.

Les crimes d’apartheid et de génocide sont les formes les plus violentes de discriminations raciales.
Le génocide s’inscrit dans la continuité du régime d’apartheid, qui a fait des Palestiniens des sous ou des non-citoyens et les a déshumanisés pour mieux les opprimer et les déposséder.

Pour instaurer et maintenir ce régime de domination sur le peuple palestinien, Israël a promulgué depuis 1948 toute une série de lois : lois sur la citoyenneté et l’entrée sur le territoire, lois sur le droit à la terre, à la propriété et à l’autodétermination, et en juillet 2018 la loi sur l’État nation du peuple juif.

Toutes ces lois instituent des discriminations raciales entre Palestiniens et Israéliens de « nationalité juive » : sur l’ensemble du territoire contrôlé par Israël, de la Méditerranée au Jourdain, ils n’ont pas les mêmes droits.

Ce régime d’apartheid fonctionne par la division géographique et politique du peuple palestinien en catégories juridiques distinctes créées par Israël : les Palestiniens citoyens d’Israël, ceux de Jérusalem, les Palestiniens vivant dans le territoire occupé, les réfugiés et les exilés.

Israël a consolidé et maintenu ce régime d’apartheid avec des restrictions imposées à la liberté de mouvement, de résidence et d’accès à certaines zones du territoire palestinien, avec le refus du regroupement familial pour les Palestiniens, avec la création d’un environnement coercitif pour les contrôler et les réprimer. Démolitions illégales de maisons, expulsions et déplacements forcés de populations ont complété les pratiques destinées à s’emparer des terres et des biens des Palestiniens.

Les discours de haine et d’incitation à la haine raciale ont créé un environnement qui a ouvert la voie au génocide. Aujourd’hui le génocide en cours ajoute une page d’une barbarie sans nom à l’oppression des Palestiniens et la dépossession de leur terre et de leurs biens.

Les Palestiniens de Gaza ont vécu pendant plus de 16 ans sous un blocus inhumain. Enfermés, invisibilisés et déshumanisés, privés des droits élémentaires par le régime d’apartheid israélien, ils sont maintenant victimes d’un génocide en cours. Mourir sous les bombes ou de famine et de défaut de soins, voilà la seule incertitude qui leur est laissée. Et c’est à la fois par la volonté génocidaire d’Israël et par la complicité active ou passive de la communauté internationale que cette atrocité est possible !

Le crime de génocide, tout comme celui d’apartheid n’a été rendu possible en effet que par l’impunité dont jouit Israël. En cette Journée internationale pour l’élimination des discriminations raciales, l’AFPS tient à rappeler que la communauté internationale a pour obligation de tout faire pour empêcher les crimes d’apartheid et de génocide. Faute de quoi les États et leurs dirigeants pourront être tenus pour complices de ces crimes.

Cela doit se traduire par des actes immédiats : les mots doivent se traduire en actes, MAINTENANT. Des sanctions contre Israël doivent être prises MAINTENANT à commencer par un embargo militaire mais aussi des sanctions économiques et diplomatiques et la suspension de l’accord d’association entre Israël et l’Union européenne.

Les citoyens eux, ont pris leurs responsabilités depuis longtemps en participant à la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions. C’est notre réponse à l’apartheid et au génocide.

Au génocide et à l’apartheid, nous opposons l’égalité des droits afin que le peuple palestinien puisse faire valoir enfin son droit à l’autodétermination.

Le Bureau National de l’AFPS, le 21 mars 2024

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2023-12-27 – Gilbert Achcar, Le blanchiment des Juifs européens et l’utilisation abusive de la mémoire de la Shoah

Bienvenue sur mon nouveau blog (en langue française). Ce texte a pour origine ma contribution le 11 juin 2022 à la conférence « Hijacking Memory: The Holocaust and the New Right » organisée à Berlin par le Einstein Forum et le Centre de recherche sur l’antisémitisme de la Technische Universität Berlin. Il doit paraître dans un ouvrage en allemand issu de la conférence. Gilbert Achcar

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Il est aujourd’hui difficile de considérer les Juifs européens comme non blancs. Le mantra selon lequel la très blanche « civilisation occidentale » serait « judéo-chrétienne » est devenu si omniprésent qu’il a acquis le statut d’un préjugé commun, digne du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert. Ce même mantra a été fortement renforcé ces derniers temps par la façon dont les gouvernements occidentaux, à commencer par l’administration américaine de Joe Biden, ont soutenu inconditionnellement le gouvernement israélien d’extrême droite de Benyamin Netanyahou dans les représailles au centuple qu’il a lancées contre la bande de Gaza, causant la mort d’un très grand nombre d’habitants, dont une proportion terrifiante d’enfants, ainsi que la dévastation de la majeure partie du territoire de l’enclave et le déplacement de la grande majorité des survivants – tout cela en prétendant hypocritement se soucier de la nécessité d’épargner les civils. Ce soutien inconditionnel découle d’une identification occidentale avec les Israéliens face à l’attentat du 7 octobre 2023 fort semblable à la « compassion narcissique » des Européens envers les Américains face aux attentats du 11 septembre 2001. J’ai décrit cette dernière il y a 22 ans comme un genre de compassion « qui s’émeut beaucoup plus des calamités qui frappent les semblables que de celles des populations dissemblables »[1].

Les Juifs en tant que non-blancs
Et pourtant, la perception des Juifs européens comme blancs est assez récente en perspective historique. Durant la majeure partie de leur histoire, les Juifs ont été perçus en Europe comme des « non-blancs », principalement ici au sens de non-Européens : des migrants d’Asie occidentale. Les langues européennes témoignent de cette perception dans la désignation des Juifs comme Israélites, devenue obsolète en anglais et en français, ou leur désignation toujours en vigueur comme Hébreux en grec, italien, russe et dans d’autres langues d’Europe de l’Est. Les Juifs d’Europe eux-mêmes ont longtemps adhéré à une auto-identification en tant que peuple migrant : non pas une composante des innombrables migrations à l’origine des nations européennes modernes, mais une population spécifiquement déracinée qui a préservé sa singularité à travers les âges conformément au récit biblique.

La modernisation et la démocratisation de l’Europe occidentale et centrale au XIXe siècle ont rendu possible une émancipation et une assimilation progressive des Juifs. Ce processus s’est dangereusement inversé lorsque les Juifs de l’Empire russe ont été de plus en plus pris pour boucs émissaires à la fin du siècle et ont émigré en grand nombre vers l’ouest pour fuir les persécutions, dans le contexte de la première crise majeure de l’économie capitaliste mondiale – la Grande Dépression de 1873-1896. La combinaison de la migration et de la crise économique produisit une montée de la xénophobie et du racisme dans les pays de destination – un phénomène récurrent depuis lors. Les Juifs furent la cible de l’extrême droite montante dans l’Europe de la fin du XIXe siècle, une tendance qui s’est poursuivie et a atteint son apogée dans l’entre-deux-guerres du siècle suivant, marqué par la crise [2]. La sécularisation de l’Europe et la montée du scientisme au XIXe siècle se sont traduites par la laïcisation de cette haine renouvelée des Juifs : les vieux préjugés chrétiens cédèrent la place à un « antisémitisme » pseudo-scientifique.

Les Juifs d’Europe occidentale furent distingués des migrants d’Europe de l’Est dans le meilleur des cas, ou mis dans le même sac que ces derniers en tant que membres d’une catégorie raciale inférieure et dénigrée [3]. L’assimilation des Juifs d’Europe occidentale se trouva ainsi inversée en grande partie entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, à cette différence près que les Juifs n’étaient plus principalement considérés par ceux qui les haïssent comme « peuple déicide », mais comme membres d’une race sémitique ou ouest-asiatique / proche-orientale abhorrée par les Aryens ou les Européens blancs. La référence à un continuum aryen indo-européen est un dispositif idéologique adopté par le nazisme en quête d’un fondement scientifique en linguistique pour sa vision raciste du monde. Elle était plus acceptable pour des Européens du Sud comme les fascistes italiens que l’autre théorie raciale du « suprématisme blanc » connue sous le nom de « nordicisme », plus proche de la croyance spontanée du racisme ordinaire en Allemagne et dans les autres pays nordiques.

Hitler lui-même était très impressionné par les opinions du linguiste-anthropologue nordiciste Hans Friedrich Karl Günther, qui a explicitement réfuté la caractérisation raciale des Juifs comme sémites ou même comme membres d’une « race juive » [4]. Günther résuma ses idées sur les Juifs, en contraste avec les autres peuples européens, dans son livre de 1924, Rassenkunde Europas (Études raciales de l’Europe). Il n’est pas inutile de citer longuement ces divagations que seuls les historiens spécialisés connaissent aujourd’hui :

Il existe toute une série d’idées fausses à propos des Juifs. Ils appartiendraient à une « race sémitique ». Mais cela n’existe pas ; il n’y a que des peuples de langue sémitique qui présentent des compositions raciales différentes […] On dit que les Juifs eux-mêmes constituent une race : « la race juive ». C’est également faux ; même un examen superficiel révèle qu’il existe des personnes d’apparence très différente parmi les Juifs. Les Juifs sont censés constituer une communauté religieuse. C’est l’erreur la plus superficielle, car il y a des Juifs de toutes les croyances européennes, et en particulier parmi les Juifs ayant les opinions judéo-ethniques [jüdisch-völkisch] les plus fortes, les sionistes, beaucoup n’adhèrent pas à la croyance mosaïque. […]
Les Juifs sont un peuple [Volk] et, comme les autres peuples, ils peuvent être divisés en plusieurs croyances et, comme les autres peuples également, ils sont composés de races différentes. Les deux races qui constituent le fondement du peuple juif sont […] les Ouest-Asiatiques [vorderasiatische, également traduit par Proche-Orientaux] et les Orientaux. Il existe également des influences plus légères des races hamitique, nordique, centrasiatique et noire, et des influences plus fortes de la race balte occidentale et, surtout, orientale.
Deux parties du peuple juif se distinguent : les Juifs du sud (Séphardim) et les Juifs de l’Est (Ashkénazes) ; les premiers représentent 1 dixième, les seconds 9 dixièmes de la population totale d’environ 15 millions d’habitants. Les premiers constituent principalement la juiverie d’Afrique, de la péninsule balkanique, d’Italie, d’Espagne, du Portugal et une partie de la juiverie de France, de Hollande et d’Angleterre. Ces Juifs du Sud représentent un mélange oriental-ouest-asiatique-ouest-hamitique-nordique-nègre avec prédominance de la race orientale. Les Juifs orientaux constituent la juiverie de Russie, de Pologne, de Galice, de Hongrie, d’Autriche et d’Allemagne, probablement la plus grande partie de la juiverie nord-américaine et une partie de la juiverie d’Europe occidentale. Ils représentent un mélange ouest-asiatique-oriental-est-baltique-centrasiatique-nordique-hamitique-nègre avec une certaine prédominance de la race ouest-asiatique.

Dans les deux branches du judaïsme, cependant, des processus de sélection similaires se sont apparemment produits, qui ont pour ainsi dire rétréci le cercle des croisements possibles dans un tel mélange racial, de sorte que des traits physiques et mentaux apparaissent encore et encore dans le peuple juif dans son ensemble, qui sont tellement semblables parmi une grande proportion de Juifs de tous les pays que l’impression d’une « race juive » peut facilement surgir [5].

Günther approuvait la « solution » sioniste à la question juive :

Une solution valable et claire à la question juive réside dans la séparation entre Juifs et non-Juifs souhaitée par le sionisme, dans la disjonction entre Juifs et peuples non-Juifs. Au sein des peuples européens, dont la composition raciale est complètement différente de celle du judaïsme, ce dernier agit, selon les mots de l’écrivain juif Buber, comme « un coin que l’Asie a enfoncé dans la structure de l’Europe, un ferment d’agitation et de troubles »[6].

Le Buber cité par Günther n’est autre que le célèbre philosophe autrichien Martin Buber, alors connu comme fervent partisan du sionisme et admirateur de Theodor Herzl. Günther a emprunté sa citation à la conclusion suivante d’un article intitulé « Le pays des Juifs » (1910) republié en 1916 dans le recueil de Buber, Die Jüdische Bewegung (Le mouvement juif) :

Nous sommes ici un coin que l’Asie a enfoncé dans la structure de l’Europe, un ferment d’agitation et de troubles. Retournons dans le sein de l’Asie, dans le grand berceau des nations, qui fut aussi et reste le berceau des dieux, et retrouvons ainsi le sens de notre existence : servir le divin, éprouver le divin, être dans le divin [7].

Les diatribes racistes à la Günther étaient répandues outre-Atlantique dans la même période de l’entre-deux-guerres. Un auteur éminent à cet égard est Kenneth L. Roberts, journaliste et membre de l’élite WASP [acronyme de « blanche anglo-saxonne protestante »] (il était diplômé de l’Université de Cornell), dont le discours était dépourvu des divagations pseudo-savantes de Günther et se trouve donc être plus proche en quelque sorte du racisme anti-migrants de notre époque. Roberts dissémina ses opinions dans divers journaux et magazines et publia en 1922 un recueil de ses articles, sous le titre Why Europe Leaves Home(Pourquoi l’Europe émigre). Voici un échantillon de sa prose, extrait de ce livre :

Même les autorités les plus libérales en matière d’immigration constatent que les Juifs de Pologne sont des parasites humains, vivant les uns des autres et de leurs voisins d’autres races par des moyens trop souvent sournois, et qu’ils continuent d’exister de la même manière après leur arrivée en Amérique, et sont donc fortement indésirables en tant qu’immigrants [8].
Les races ne peuvent pas être croisées sans se bâtardiser, pas plus que les races de chiens ne peuvent être croisées sans se bâtardiser. La nation américaine a été fondée et développée par la race nordique, mais si quelques millions de membres supplémentaires des races alpine, méditerranéenne et sémitique sont déversés parmi nous, le résultat sera inévitablement une race hybride de gens qui ne valent rien et sont aussi inutiles que les bâtards bons à rien d’Amérique centrale et d’Europe du Sud-Est [9].
L’Amérique est confrontée à un état d’urgence perpétuelle aussi longtemps que ses lois autorisent des millions d’étrangers non nordiques à affluer par ses portes maritimes. Lorsque cet afflux cessera de créer un état d’urgence, l’Amérique sera devenue complètement bâtarde [10].
Il ne faut pas non plus oublier que les Juifs de Russie, de Pologne et de presque toute l’Europe du Sud-Est ne sont pas des Européens : ils sont Asiatiques et en partie, au moins, Mongoloïdes. […] Il y aura bien sûr de nombreuses personnes bien intentionnées pour nier que les Juifs russes et polonais aient du sang mongoloïde dans leurs veines. Ce fait peut néanmoins être facilement vérifié dans la section de l’Encyclopédie juive traitant des Khazars. L’Encyclopédie juive affirme que les Khazars étaient « un peuple d’origine turque dont la vie et l’histoire sont étroitement liées aux tout débuts de l’histoire des Juifs de Russie »[11].

Le blanchiment des Juifs occidentaux
Par un paradoxe historique, le pire épisode qu’ont jamais connu les Juifs européens au cours de leur épreuve longue de plusieurs siècles – c’est-à-dire, bien sûr, le génocide nazi des Juifs, communément désigné sous l’appellation Shoah en français et Holocauste en anglais – a été le principal catalyseur de leur reconnaissance dans les décennies de l’après-guerre en tant que composante légitime de la civilisation occidentale, au même titre que les Européens d’ascendance chrétienne. C’est avant tout aux États-Unis que cette assimilation et la redéfinition de la civilisation occidentale comme « judéo-chrétienne » ont progressé. Comme Peter Novick l’a observé en 1999 :

Avant la Seconde Guerre mondiale, il était courant d’entendre l’Amérique décrite comme un pays chrétien – une désignation statistiquement irréfutable. Après la guerre, les dirigeants d’une société non moins chrétienne dans sa très grande majorité avaient accommodé les Juifs en venant à parler de nos « traditions judéo-chrétiennes » ; ils élevèrent les 3 pour cent de la société américaine qui étaient juifs à une parité symbolique avec des groupes bien plus importants en parlant de « protestants-catholiques-juifs » [12].

Mark Silk a décrit comment l’idée « judéo-chrétienne » émergea dans la lutte idéologique contre le fascisme et comment elle fut intégrée après la Seconde Guerre mondiale comme pedigree idéologique distinctif, permettant d’établir un contraste avec les deux variantes – fasciste et communiste – du totalitarisme. Cette idée devint ainsi un ingrédient majeur de l’idéologie de la guerre froide :

[…] la désignation « judéo-chrétien » et ses termes associés étaient imparables. Après les révélations sur les camps de la mort nazis, une expression telle que « notre civilisation chrétienne » apparaissait sinistrement exclusive ; une plus grande inclusion était nécessaire afin de proclamer la spiritualité de l’American Way [la voie américaine]. « Lorsque nos propres dirigeants spirituels cherchent les fondements moraux de nos idéaux démocratiques », a observé Arthur E. Murphy de Cornell lors de la Conférence de 1949 sur science, philosophie et religion, « c’est dans “notre héritage judéo-chrétien”, la culture de “l’Occident”, ou “la tradition américaine”, qu’ils ont tendance à les trouver ». Pour sa part, Murphy opposait les dirigeants spirituels américains aux dirigeants de l’Union soviétique, qui proclamaient leurs propres idéaux moraux de haut vol. […] « Judéo-chrétien » servait le même objectif, en soulignant, d’une manière qui incluait les Américains de toutes confessions, la piété des États-Unis contrastant avec l’impiété de l’URSS [13].

Dans son livre de 1998, How Jews Became White Folks and What That Says about Race in America (Comment les Juifs sont devenus des blancs et ce que cela nous dit sur la race en Amérique), Karen Brodkin a décrit la transformation corrélée des Juifs américains en participants de plain-pied au mode de vie américain :

L’antisémitisme américain faisait partie d’un genre plus large de racisme de la fin du XIXe siècle, dirigé contre tous les immigrants d’Europe du Sud et de l’Est, ainsi que contre les immigrants asiatiques, sans parler des Afro-Américains, des Amérindiens et des Mexicains. Ces opinions justifiaient toutes sortes de traitements discriminatoires, y compris la fermeture des portes à l’immigration en provenance d’Europe et d’Asie entre 1882 et 1927. Cette situation changea radicalement après la Seconde Guerre mondiale. Les mêmes personnes qui avaient promu le nativisme et la xénophobie étaient soudainement empressées de croire que les personnes d’origine européenne qu’elles avaient expulsées, vilipendées comme membres de races inférieures et empêchées d’immigrer quelques années auparavant, étaient désormais des citoyens banlieusards modèles de la classe moyenne blanche [14].

Hollywood et « l’industrie culturelle » ont naturellement été de puissants contributeurs à cette mutation idéologique, notamment dans leur représentation de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Les Juifs représentés dans les films et programmes télévisés au fil des ans ont été pour l’essentiel des Juifs assimilés – presque sans représentation des Juifs est-européens traditionalistes, en particulier les Juifs orthodoxes comme les haredim ou les juifs hassidiques, bien qu’ils aient été proportionnellement les plus affectés par la Shoah. Une anecdote révélatrice à cet égard est ce à quoi Barbra Streisand fut confrontée lorsqu’elle tenta d’obtenir le soutien d’Hollywood pour son projet de réalisation d’un film fondé sur « Yentl », la nouvelle d’Isaac Bashevis Singer (en anglais : « Yentl, the Yeshiva Boy »). La directrice de la production de la 20th Century Fox, elle-même juive, lui aurait dit : « L’histoire est trop ethnique, trop ésotérique » [15]. La mini-série télévisée Holocaust de 1978 – « sans aucun doute, le moment le plus important de l’entrée de l’Holocauste dans la conscience américaine générale », selon Peter Novick [16] – représentait une famille fictive de Juifs allemands de classe moyenne, bien sûr très assimilés.

Le blanchiment des Juifs américains s’est accompagné d’un changement dans l’utilisation politique dominante de la Shoah. Au lieu d’être un cas extrême de ce à quoi peuvent conduire les racismes de toutes sortes, et donc une référence invoquée dans la lutte contre toutes les formes de racisme, la Shoah fut transformée en point culminant de la haine spécifique des seuls Juifs. De cri d’alarme contre tous les types de persécution raciste pouvant conduire à un génocide, « plus jamais ça » se trouva réduit à un cri d’alarme contre le racisme anti-juif conçu comme singulier. Comme Peter Novick l’a noté en 1999 : « Au cours des dernières décennies, les principales organisations juives ont invoqué l’Holocauste pour affirmer que l’antisémitisme est une forme de haine particulièrement virulente et meurtrière. » Cela contrastait avec l’accent qui avait été mis sur « les racines psychologiques communes de toutes les formes de préjugés racistes » dans les premières décennies de l’après-guerre, lorsque les mêmes organisations juives de premier plan « pensaient qu’elles pouvaient servir la cause de l’autodéfense juive en s’attaquant aux préjugés et à la discrimination contre les Noirs aussi bien qu’en s’attaquant directement à l’antisémitisme » [17].

La célèbre protestation du poète martiniquais Aimé Césaire en 1950 contre les deux poids, deux mesures de l’Occident qui se manifestent dans la réaction au sort des Juifs européens comparé à celui des non-blancs s’en trouva ainsi rétrospectivement validée. Césaire la formula dans son célèbre Discours sur le colonialisme de Césaire, où il affirmait, en se référant au « très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle », que

ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les  nègres d’Afrique [18].

Cette affirmation n’était vraie qu’en partie en 1950. Car, comme nous l’avons vu, les Juifs européens n’étaient pas considérés comme des blancs par une grande partie des blancs « bourgeois du XXe siècle » avant la Shoah. Ce n’est que plus tard que la Shoah acquit dans la représentation commune le caractère d’un crime contre des blancs. Ce qui reste vrai, cependant, c’est que le traitement dégradant et finalement génocidaire infligé par les nazis aux Juifs et à quelques autres catégories humaines a eu lieu au cœur de l’Europe, et non quelque part au cœur des ténèbres, loin de la vue des Européens, où il aurait certainement suscité beaucoup moins de réprobation de leur part.

La conversion de l’antisémitisme en philosionisme
Distinguer la Shoah comme irréductible à une instance de racisme et de génocide génériques a permis une autre opération : l’identification de l’État d’Israël à la condition juive, même s’il est l’antithèse même de cette condition historique – un État à majorité juive, fondé sur une discrimination raciste contre les non-juifs, lourdement militarisé et engagé dans la persécution d’un autre peuple, les Palestiniens, et dans l’occupation de leurs terres, avec des attaques meurtrières périodiques contre eux jusqu’au massacre de proportion génocidaire perpétré à Gaza au moment où ces lignes sont écrites.

Cette perversion de la mémoire historique a été rendue possible par l’assimilation de deux ensembles d’attitudes très différents : d’une part, le racisme des Européens blancs, ou de leurs rejetons sur d’autres continents, contre les minorités juives historiquement persécutées en leur sein ; d’autre part, la réaction des Palestiniens et d’autres peuples du Sud, ou originaires de celui-ci, face au comportement colonial brutal d’un État qui insiste sur son auto-qualification de « juif », excluant ainsi une partie importante de sa propre population. Cette assimilation a été réalisée en désignant un « nouvel antisémitisme » défini comme incluant une critique de l’État d’Israël [19]. Ainsi, l’assimilation des Juifs au sionisme, qui caractérisait jusqu’ici les antisémites arabes face aux courants arabes progressistes qui insistaient sur la nécessité d’établir une distinction claire entre les deux catégories, est devenue une marque, non seulement du sionisme, pour lequel cette assimilation a été constitutive de sa prétention originelle de parler au nom de la « nation juive » mondiale, mais aussi d’un « philosémitisme » occidental transformé en soutien inconditionnel à l’État sioniste, même s’il lui arrive d’être parfois timidement critique.

Sans surprise, quoique paradoxalement, ce processus a atteint son apogée en Allemagne, le pays natal du nazisme et des auteurs du génocide juif. Il a été étudié de longue date par Frank Stern dans son livre de 1992 The Whitewashing of the Yellow Badge: Antisemitism and Philosemitism in Postwar Germany (Le Lavage de l’étoile jaune : antisémitisme et philosémitisme dans l’Allemagne de l’après-guerre), à l’origine une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Tel Aviv [20]. L’étude de Stern a été mise à jour et complétée par Daniel Marwecki dans son livre de 2020, Germany and Israel: Whitewashing and Statebuilding (Allemagne et Israël : disculpation et édification de l’État) [21]. Naturellement, l’identification à Israël dans son combat contre les Palestiniens et autres Arabes se transforme facilement en vecteur de racisme anti-arabe et antimusulman, le racisme même sur lequel repose l’idéologie dominante au sein d’Israël. D’où la facilité avec laquelle des courants d’extrême droite, traditionnellement antisémites, en Europe ont eu recours au philosionisme pour se « disculper » en dissolvant les Juifs dans une blancheur générique tout en continuant à considérer Israël comme le seul pays auxquels ils appartiennent légitimement.

Face à la récente séquence d’événements à Gaza, l’attitude philosémitique pro-israélienne est tombée dans le grotesque en Allemagne, comme l’a décrit de manière frappante Susan Neiman :

Les dénonciations allemandes du Hamas et les déclarations de solidarité inébranlable avec Israël sont devenues si automatiques que l’une d’entre elles est apparue sur le distributeur automatique de ma banque locale : « Nous sommes horrifiés par l’attaque brutale contre Israël. Nos sympathies vont au peuple israélien, aux victimes, à leurs familles et amis. » L’avis s’est affiché une première fois lorsque j’ai tapé sur l’écran, une nouvelle fois lorsque j’ai choisi une langue, une troisième fois lorsque j’ai tapé mon code PIN et encore une fois lorsque l’argent est sorti de la fente. Qu’elles proviennent d’une machine ou d’un politicien, de telles déclarations ne me rassurent pas. Au contraire, la répétition de formules insipides accroît mes craintes croissantes de réactions négatives. Les défenses réflexives de l’Allemagne envers Israël, tout en s’abstenant de critiquer son gouvernement ou son occupation de la Palestine, ne peuvent que susciter du ressentiment. La plupart des politiciens reconnaissent le problème en privé mais se sentent obligés de répéter des phrases creuses en public – même s’ils savent que les partis de droite utilisent le massacre en Israël pour attiser le sentiment anti-immigration en Allemagne [22].

Eleonore Sterling, née Oppenheimer, dont les parents sont morts au cours de la Shoah, exprima les choses très justement dans Die Zeit en 1965 : « L’antisémitisme et la nouvelle idolâtrie des Juifs ont beaucoup en commun. »[23] Tous deux, ajouta-t-elle, « proviennent de l’incapacité psychique de véritablement respecter “l’autre”. Pour l’antisémite autant que pour le philosémite, le Juif reste un étranger. » Le blanchiment des Juifs a ainsi dérivé vers une admiration fort répréhensible pour un Israël perçu comme super-blanc, avant-poste du suprématisme blanc au Moyen-Orient – dans ce berceau de l’Islam, premier objet de haine du racisme actuel dans le Nord mondial. Lorsque ledit avant-poste se lance dans une fureur de meurtre et de destruction à Gaza que le Washington Post a décrite comme étant menée « à un rythme et à un niveau de dévastation qui dépassent probablement n’importe quel conflit récent » [24], la réaction inévitable est une résurgence de l’antisémitisme centré autour de l’État israélien – transformant ainsi, hélas, le mantra du « nouvel antisémitisme » en prophétie auto-réalisatrice.

* Cet essai s’appuie sur la communication que j’ai présentée le 11 juin 2022 sous le même titre, lors de la conférence « Hijacking Memory: The Holocaust and the New Right » (Le détournement de la mémoire : l’Holocauste et la nouvelle droite) organisée à Berlin par le Einstein Forum et le Centre de recherche sur l’antisémitisme de la Technische Universität Berlin. Je remercie Brian Klug et Stephen Shalom qui ont lu et commenté une version antérieure de cet essai. Ce texte est destiné à paraître dans un ouvrage collectif en allemand issu de la conférence de 2022. Je l’ai moi-même traduit à partir de l’original anglais.

Gilbert Achcar, 27 décembre 2023
https://blogs.mediapart.fr/gilbert-achcar/blog/180324/le-blanchiment-des-juifs-europeens-et-l-utilisation-abusive-de-la-memoire-de-la-shoah
El blanqueamiento de los judíos europeos y el mal uso de la memoria del Holocausto
https://vientosur.info/el-blanqueamiento-de-los-judios-europeos-y-el-mal-uso-de-la-memoria-del-holocausto/

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2023-11-01 – Guerre au Proche-orient – J. Confavreux

Le mot « génocide » est de plus en plus employé pour désigner ce qui se passe aujourd’hui à Gaza. Un usage qui demeure incertain d’un point de vue juridique mais possède déjà des effets politiques.

Joseph Confavreux

1 novembre 2023

IlIl n’est pas le premier à prononcer le terme de « génocide » pour désigner l’action de l’armée israélienne actuellement en cours à Gaza, mais sa parole pèse d’un poids particulier, d’autant plus dans un pays qui a pu forger l’expression « G-word » pour éviter d’avoir à employer un mot si lourdement chargé.

Dans une lettre datée du 28 octobre, Craig Mokhiber, directeur du bureau new-yorkais du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) de l’ONU, qui a mené dans ce cadre plusieurs missions de défense des droits humains, notamment à Gaza dans les années 1990, annonce sa démission. Et invoque comme motif le fait que, « encore une fois, nous voyons un génocide se dérouler sous nos yeux, et l’Organisation que nous servons semble impuissante à l’arrêter ».

Cet avocat se dit bien placé pour savoir que « le concept de génocide a souvent fait l’objet d’abus politiques ». Mais, poursuit-il, « le massacre général actuel du peuple palestinien, enraciné dans une idéologie coloniale ethno-nationaliste, poursuivant des décennies de persécution et d’expulsions systématiques, entièrement fondé sur le fait que ces populations sont arabes, et associé aux déclarations d’intention explicites du gouvernement et de l’armée israéliens, ne laissent aucune place au doute ou au débat ».

Convoquant le fait qu’à « Gaza, des maisons civiles, des écoles, des églises, des mosquées et des établissements médicaux sont attaqués sans raison alors que des milliers de civils sont massacrés », il va jusqu’à affirmer que nous serions en face, regardant les Palestinien·nes, d’un « cas d’école de génocide ».

Des funérailles de victimes des bombardements israéliens à Deir el-Balah, dans la bande de Gaza, mardi 31 octobre. © Photo Mahmud Hams / AFP

Le terme de « génocide » est aussi prononcé par des chercheurs, tels les philosophes Étienne Balibar et Judith Butler (membre du bureau de Jewish Voice for Peace) ou le sociologue Didier Fassin, des membres du personnel politique allant du président brésilien à une ministre de l’actuel gouvernement espagnol, mais aussi des organismes comme le Centre américain pour les droits constitutionnels ou le mouvement états-unien IfNotNow

Et ce, sans même développer l’emploi du terme dans la bouche de très nombreux Gazaoui·es, mais aussi chez les délégués officiels de la Palestine, qu’il s’agisse de son représentant à l’ONU ou de son ambassadrice en France, Hala Abou Hassira, qui a assuré vendredi 27 octobre que la Palestine « n’oubliera pas et ne pardonnera pas ».

De façon plus violente et sans employer spécifiquement le terme, l’intention prêtée à Israël de commettre un génocide à Gaza a été particulièrement visible dans des caricatures, des pancartes et des slogans comparant les Israéliens et les nazis.

Pour l’organisation américaine Genocide Watch, qui classe les processus de génocide selon dix « paliers », la guerre entre Israël et le Hamas aurait déjà atteint six paliers, notamment la discrimination et la déshumanisation, sensible par exemple dans les propos du ministre de la défense Yoav Gallant affirmant combattre des « animaux humains ». Mais on n’aurait pas encore atteint le « stade 9 » du génocide, à savoir l’extermination.

L’importance cardinale de l’intention

D’un point de vue juridique, il faudra encore beaucoup de temps pour que la Cour pénale internationale (CPI), habilitée à qualifier un tel crime, se prononce sur le sujet, même si elle s’avère d’ores et déjà mobilisée sur ce qui s’est passé à Gaza et autour de l’enclave ces dernières semaines, puisque son procureur actuel, le Britannique Karim Khan, s’est rendu au poste-frontière de Rafah, entre l’Égypte et Gaza, dimanche 29 octobre.

Le « génocide » se distingue de possibles « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité » au sujet desquels la CPI a déjà indiqué vouloir enquêter, tant du côté du Hamas que d’Israël. Pour rappel, un « crime de guerre » est, selon la définition des Nations unies, une action illégale ou une série d’actions qui violent le droit international humanitaire prévu pour protéger les civils en situation de guerre.

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Les « crimes contre l’humanité » n’ont, eux, pas nécessairement à avoir lieu dans le contexte d’un conflit armé pour être caractérisés. Ils n’ont pas été définis et codifiés dans un traité dédié comme l’ont été les crimes de guerre dans les conventions de Genève, mais ils incluent notamment l’apartheid, l’esclavage, la déportation de populations ou les tueries de masse, et se déroulent dans le contexte d’une attaque systématique contre une population civile. Ils sont caractérisés par leur violence à grande échelle, sur une population ou un territoire, et par la manière méthodique avec laquelle ils sont menés.

Le terme de génocide a, lui, été forgé par Raphael Lemkin, juriste polonais témoin des massacres perpétrés par les nazis durant l’Holocauste. Il a été reconnu pour la première fois par les Nations unies comme un crime en droit international en 1946, puis codifié dans la convention sur le génocide, en 1948.

Tout comme les crimes contre l’humanité, le génocide peut être constitué par des actes de nature différente. L’article 2 de la convention de 1948 le définit comme suit : « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtres de membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

La différence principale entre les crimes contre l’humanité et le génocide réside alors dans le fait que, pour que des actes puissent être qualifiés de génocide, ils doivent être commis « avec l’intention de détruire ». Du fait de cette importance cardinale de l’intention, souvent difficile à établir même si la justice internationale peut prendre en compte pour cela non seulement les discours, mais aussi les actes, le terme de génocide n’est employé que pour le massacre systématique des Héréros et des Namas dans le Sud-Ouest africain allemand (1904-1908), celui des Arméniens par les Turcs (1915-1916), des juifs et juives pendant la Seconde Guerre mondiale, au Cambodge sous la houlette des Khmers rouges dans les années 1970 et lors du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994.

Affirmer qu’un pays, créé pour servir de refuge à un peuple génocidé, commet aujourd’hui un génocide, c’est remettre en cause les raisons mêmes de l’existence d’Israël.

Dans les champs politiques et médiatiques, son usage est toutefois bien plus large. L’utilisation d’un tel terme par les Palestinien·nes et leurs soutiens, dans le contexte des bombardements sur Gaza, obéit à deux intentions principales qui demeurent distinctes, même si elles peuvent se recouvrir par endroits.

Il peut s’agir, avant tout, d’une arme politique dotée de trois munitions. D’abord, frapper les esprits pour souligner l’ampleur des dégâts et meurtres commis par l’armée israélienne ces derniers jours. Ensuite resituer la guerre actuelle contre Gaza, qu’Israël présente comme des représailles au 7 octobre dernier, dans l’histoire longue de la dépossession des droits et des terres des Palestinien·nes depuis 1948.

Enfin, rappeler que le gouvernement israélien actuel est dépendant du soutien d’extrémistes messianiques juifs, à l’instar des ministres Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, qui n’ont jamais fait mystère de leur volonté d’éliminer la présence palestinienne du Jourdain à la mer Méditerranée.

Mais à cela se superpose aussi un usage sans doute plus déflagrateur et stigmatisant, consistant à renvoyer sur Israël, qui puise sa légitimité historique dans le génocide des juifs d’Europe, l’anathème de commettre un génocide tout en prétendant être le refuge d’un peuple victime de génocide. Affirmer qu’un pays, créé pour servir de refuge à un peuple génocidé, commet aujourd’hui un génocide, c’est remettre en cause les raisons mêmes de l’existence d’Israël.

Quelle que soit la définition juridique qui sera retenue des actes commis aujourd’hui à Gaza, l’emploi du terme de génocide paraît donc inacceptable à la plupart des Israélien·nes, mais aussi aux yeux de nombreuses personnes sensibles, directement ou indirectement, à la mémoire de l’Holocauste.

Réactivation mémorielle

Dans ce cadre, on insiste sur le fait que l’échelle et l’intentionnalité de la destruction des juifs pendant la Shoah demeurent incommensurables avec ce qui se déroule aujourd’hui à Gaza.

Ou l’on juge que le droit d’Israël à se défendre est soutenu par le fait que ce pays s’est fondé sur la promesse d’un « plus jamais ça », justifiant par avance tous les moyens mis en œuvre pour mettre le Hamas hors d’état de nuire, dans la mesure où cette organisation s’est avérée, le 7 octobre dernier, n’être pas seulement une organisation de la résistance palestinienne, mais aussi une organisation tueuse de juifs et pas seulement de colons.

Pour nombre d’Israélien·nes, les massacres du 7 octobre ont fonctionné comme une réactivation mémorielle du génocide mené par les nazis. Une des expressions les plus limpides de cette dimension de l’équation se trouve sous la plume de l’écrivain israélien Yaniv Iczkovits.

Dans une tribune publiée mardi 31 octobre dans Le Monde, cet homme qui avait fait partie des militaires refusant de servir en 2002 en Cisjordanie, et qui continue de juger que « l’occupation israélienne est immorale et que les extrémistes israéliens veulent anéantir toute possibilité de réconciliation », explique pourquoi il a choisi, aujourd’hui, de rejoindre les réservistes de Tsahal.

Personne ne croyait qu’un jour notre post-traumatisme redeviendrait traumatisme.

Yaniv Iczkovits, écrivain israélien

Le texte commence ainsi : « La journée du 7 octobre a changé Israël. Elle l’a changé en profondeur, en lui infligeant une douleur que nous pensions ne plus jamais connaître. Une douleur dont nos grands-parents, et leurs grands-parents, parlaient. Ils nous ont raconté les maraudeurs venant brûler et piller, les soldats rassemblant les gens pour les fusiller dans une fosse, la barbarie inhumaine et l’absence totale de pitié. »

Et il ajoute : « Cette douleur est profondément gravée dans notre mémoire à tous. Nous avons écrit des livres à son sujet, composé des chansons, nous nous sommes levés lors de journées commémoratives, nous l’avons étudiée dans nos cours d’histoire. Mais personne ne pensait que nous allions la revivre dans notre chair. Personne ne croyait qu’un jour notre post-traumatisme redeviendrait traumatisme. »

Cette réactivation mémorielle est indéniable, même si côté palestinien on rappelle, dans le cadre d’un conflit des mémoires en train de se réordonner en concurrence des victimes, que le déplacement forcé de centaines de milliers de personnes du nord de Gaza vers le sud ne peut être ressenti que comme une réitération de la Nakba (la « catastrophe » en arabe).

En 1948, plus de 700 000 Palestinien·nes avait été expulsé·es de leurs terres, en particulier vers Gaza, espace dans lequel les centaines de milliers de déplacé·es des dernières semaines peuvent légitimement se vivre comme des réfugiés doublement expulsés.

Le parallèle entre la situation qu’a fait vivre le Hamas à Israël et celle que le régime nazi a fait subir aux juifs se répand, mais n’emporte pas l’ensemble de la société israélienne.

Mais que le passé percute le présent ne justifie pas les parallèles faciles entre le Hamas et les nazis, pourtant répandus des profondeurs de la société israélienne au plus haut sommet de l’État. Benyamin Nétanyahou a ainsi affirmé, devant le chancelier allemand Olaf Scholz, que les membres du Hamas étaient des « nouveaux nazis ».

Cette rengaine se répand comme rarement, mais elle n’est pas pour autant inédite. Déjà en 1982, au moment de l’envahissement du Liban par les troupes israéliennes, le premier ministre israélien Menahem Begin avait comparé Yasser Arafat dans son refuge de Beyrouth à Adolf Hitler dans son bunker à la fin de la Seconde Guerre mondiale…

Le parallèle entre la situation qu’a fait vivre le Hamas à Israël et celle que le régime nazi a fait subir aux juifs se répand, mais n’emporte toutefois pas l’ensemble de la société israélienne, toujours plus hétérogène et complexe que ses représentants officiels.

Dani Dayan, le président de Yad Vashem, le mémorial israélien de la Shoah situé à Jérusalem, a ainsi sermonné l’ambassadeur d’Israël à l’ONU, Gilad Erdan, pour avoir, lundi 30 octobre, accroché une étoile jaune sur sa poitrine, ornée de la phrase « Never again » : « Cet acte déshonore les victimes de l’Holocauste ainsi que l’État d’Israël. L’étoile jaune symbolise l’impuissance du peuple juif et sa dépendance envers les autres. Nous avons désormais un État indépendant et une armée forte. Nous sommes maîtres de notre propre destin. »

Raz Segal, historien qui dirige le programme « Holocaust and Genocide Studies » à l’université Stockton, aux États-Unis, s’est aussi emporté, dans un texte publié dans le Guardian, sur la manière dont Israël avait tendance à faire de l’Holocauste une arme visant moins à entretenir une mémoire encore à vif qu’à abattre symboliquement et géopolitiquement le camp palestinien.

Benyamin Nétanyahou avait déjà tenté d’attribuer, contre toute rigueur historique, l’idée de la « solution finale » au grand mufti de Jérusalem, qui aurait soufflé à Adolf Hitler la nécessité d’exterminer tous les juifs de la planète. La volonté de dresser un parallèle entre les Palestiniens et les nazis justifiait alors d’exonérer des décennies d’antisémitisme européen dans le sort fait aux juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

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Il reviendra à l’actuel procureur de la CPI, Karim Khan, de décider où et sur quels faits il enquête, quand il présentera une inculpation et quelle sera la dénomination de celle-ci. Mais pour le premier procureur de la CPI entre 2003 et 2012, Luis Moreno Ocampo, ainsi qu’il le dit dans un article du journal espagnol El País, il faudrait a priori considérer les crimes perpétrés le 7 octobre par le Hamas comme un crime contre l’humanité et possiblement un génocide.

Mais il juge aussi que le droit d’Israël de se défendre face au Hamas ne lui donne pas le droit « de tuer en masse des civils » et met en garde contre un possible crime contre l’humanité, voire un génocide, aujourd’hui en cours à Gaza. Il ose pour cela un autre parallèle historique dérangeant : « Israël ne peut pas transformer Gaza en camp d’extermination. »

Joseph Confavreux

 

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2024/04/09 Arié Alimi : « C’est parce que je suis juif français que j’ai renoncé à mon identité sioniste »

Figure de la gauche antiraciste, l’avocat Arié Alimi s’ouvre sur la « déflagration » ressentie le 7 octobre et tente de réarticuler ses identités d’homme juif, français, de gauche.

« J’avais forgé le désir de vivre en Israël. Mais il y a eu un moment de bascule qui a été très important dans ma vie », explique l’avocat Arié Alimi.

IDENTITÉS – En écrivant Juif, français, de gauche… dans le désordre, Arié Alimi voulait « purger quelque chose de personnel », mais pas seulement. Pour l’avocat, membre dirigeant de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), militant antiraciste, connu pour son combat contre les violences policières, il s’agissait aussi de « susciter un dialogue ».

Celui qui a compté Jean-Luc Mélenchon parmi ses clients, y décrit la « déflagration du 7 octobre », quand des partis politiques qu’il considérait comme des « compagnons de lutte », notamment le NPA, ont tenté de légitimer les attaques du Hamas. « Mon deuil à peine entamé, on me sommait de choisir mon camp. Moi qui m’étais toujours efforcé de laisser mes identités cohabiter », écrit-il dans son essai publié aux éditions La Découverte.

Au fil des pages, il tente de comprendre ses « propres cohérences et incohérences » et de réconcilier ses identités de Français juif, de gauche, dont le rapport au sionisme a évolué au fil des années. Auprès du HuffPost, il revient sur cet « écheveau d’identités » pour « permettre à tout le monde de s’emparer de ces questions ».

Le HuffPost. Vous décrivez dans le livre votre identité de « juif de gauche à visage découvert, un juif à part, coupé de sa communauté ». Pour vous, être juif et de gauche, aujourd’hui, c’est se couper de sa communauté ?

Arié Alimi. À une époque, ça allait de soi d’être juif et de gauche, y compris pour les institutions communautaires. Aujourd’hui, c’est de plus en plus difficile. Il y a eu un décalage de la communauté juive et le regard porté par ses membres sur les juifs de gauche est celui de l’étrangeté et du soupçon.

Pourquoi cela ?

Il y a un discours qui repose sur des choses vraies mais qui est malheureusement totalisant : celui de l’assimilation entre l’antisémitisme et l’antisionisme. L’antisionisme, qui veut dire beaucoup de choses, est une lutte de l’extrême gauche et est au cœur de la pensée anti-impérialiste. Le problème est qu’il y a eu un sophisme totalisant. Or, s’il est vrai qu’il y a une matrice spécifique de l’antisémitisme qui peut émaner des luttes anti-impérialistes et notamment de l’antisionisme, toute la pensée antisioniste n’est pas antisémite.

Vous qualifiez les discours autour de l’antisionisme et de l’antisémitisme de « spirale infernale de contre-vérités ». Qu’est-ce que vous entendez par cela ?

Chacun a une définition de ces mots et il y a des langues différentes selon les camps. Dans le camp sioniste, le mot sioniste est un mot nécessaire, un mot de survie. Dans le camp antisioniste, c’est un mot de mort, un mot de fascisme. Ce sont deux regards radicalement différents sur le même mot. Le but du livre est d’appeler tout le monde à revoir les mots et rediscuter.

Si le camp décolonial pouvait appréhender que le sionisme était aussi un mouvement ethnique d’autodétermination d’un peuple sans terre, opprimé depuis toujours. Et se dire qu’il y avait plusieurs visions du sionisme à l’origine. Si on pouvait simplement se dire ça, on aurait déjà compris qu’il y a un langage commun qui est possible, et qu’on peut travailler sur cette question pour le futur.

Pareil pour l’antisionisme. Si la communauté juive ou d’autres arrêtaient de considérer que l’antisionisme impliquait ipso facto la destruction de l’État d’Israël ou la remise en cause du projet qui consistait pour les Juifs à avoir un foyer. Ce que ce livre veut encourager, ce sont des pas de côté pour ces camps idéologiques.

Vous-même avez vécu une évolution dans votre rapport au sionisme. Vous parlez dans le livre d’une prise de conscience lors d’un séjour en Israël à l’époque de vos études. Comment est advenue cette évolution ?

Je suis un enfant juif de Sarcelles qui a eu une éducation extrêmement religieuse. Un enfant juif qui a été irrigué politiquement par le sionisme socialiste. J’avais pour vocation de devenir moi-même israélien. J’avais forgé le désir de vivre en Israël et de porter cet idéal sioniste. Mais il y a eu un moment de bascule qui a été très important dans ma vie. J’allais souvent en Israël et j’aimais prendre le thé dans le souk de Jérusalem et rencontrer les gens qui y étaient, à savoir des Palestiniens. Et notamment Hadil, avec qui je parlais tous les samedis.

C’est cette rencontre qui a brisé l’idéologie totalisante que je pouvais avoir, qui m’a montré l’envers du décor du sionisme, ce qu’il était devenu, ce qu’était la réalité israélienne. Une réalité qui certes pouvait être confortable pour beaucoup de juifs, mais qui ne l’était pas pour le reste de la population, qui était même un calvaire et un cauchemar. Je ne pouvais plus concevoir la possibilité de vivre dans ce pays qui ne portait pas ce qui était en train de se créer en moi en tant qu’étudiant en droit à l’époque, c’est-à-dire à un mélange universel d’humanisme, de liberté, d’égalité. C’est parce que je suis juif français que j’ai renoncé à mon identité sioniste à ce moment-là, parce que ça ne pouvait plus résonner.

Vous dites aussi dans le livre que vous dénoncez « le massacre des Gazaouis, la colonisation de la Cisjordanie […] en tant qu’homme de gauche, mais également en tant que juif ». Être juif pour vous, c’est devoir dénoncer ce qui se passe à Gaza aujourd’hui ?

Oui, pleinement. Ce qui est fascinant, c’est que le sionisme tel qu’il est devenu a écarté peut-être les valeurs les plus humanistes du judaïsme. C’est dans le message universel et dans les principes fondamentaux tels que je les ressens du judaïsme que je vois une contradiction fondamentale avec ce qui est fait à Gaza aujourd’hui.

Dans le livre vous parlez du choc du 7 octobre et en particulier de la réaction de certains groupes politiques dont vous étiez proches comme le NPA ou LFI, mais aussi de mouvements juifs comme Tsedek ou l’UJFP. Qu’est ce qui vous a choqué dans leurs réactions ?

Il y en a beaucoup qui interprètent ça comme de l’antisémitisme, je n’irais pas jusque-là. Je parle plutôt d’insensibilité idéologique. Ce sont des communiqués par exemple, pour certains, qui parlent de « résistance armée », de « processus de lutte armée ». Des textes qui portent un choix politique de légitimation de l’acte. Sauf que cet acte, c’est le meurtre de civils et de masse. Autant la lutte armée est reconnue légalement par le droit international lorsqu’on est occupé, et c’est le cas du peuple palestinien, autant les modalités de mise en œuvre de la lutte armée ne peuvent pas viser les civils. C’est cet antagonisme que j’ai avec le regard porté par des formations politiques avec lesquelles j’avais l’habitude de travailler.

Évidemment, c’est parce que je suis juif que j’ai immédiatement été sensibilisé et outré par cette approche, mais pas que. En tant que juriste, je ne peux pas concevoir qu’on puisse considérer que viser des civils est une modalité acceptable alors qu’elle est contraire à tous les textes internationaux. La fin ne justifie jamais les moyens.

Vous parlez aussi de la manière dont l’antisémitisme est devenu un outil de communication politique notamment pour l’extrême droite…

Il ne faut pas être naïf et ne pas voir que juifs et musulmans, antisémitisme et sionisme, tous ces concepts et ces communautés sont devenues des variables d’ajustement utilisées dans le cadre d’un rapport de force politique et discursif en France. Il n’y a qu’à voir la façon dont l’extrême droite se positionne par rapport à la question de l’antisémitisme, alors même qu’on connaît son histoire et qu’on connaît son idéologie. Ou il n’y a qu’à voir les étoiles de David sur les murs, faites, on le sait maintenant, dans le cadre d’une opération de l’intelligence russe en vue de fracturer la société française, parce qu’ils savent que la question de l’antisémitisme est un levier politique fondamental en France. Mais poser les mots et dire qu’il peut y avoir une instrumentalisation politique de l’antisémitisme, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’antisémitisme ou que l’antisémitisme n’augmente pas. Il y a les deux.

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