2024-03-31 – Filiu Cela fait déjà deux décennies

Cela fait déjà deux décennies que la population de l’enclave est piégé dans une triple impasse, Israélienne, humanitaire et palestinienne, jusqu’à engendrer aujourd’hui une catastrophe humanitaire sans précédent

 

https://www.lemonde.fr/un-si-proche-orient/article/2024/03/31/gaza-se-meurt-d-une-triple-impasse_6225207_6116995.html

On pourrait qualifier la situation à Gaza d’intolérable si le monde entier ne la tolérait pas, activement ou passivement, depuis de trop longs mois. A l’échelle de la France, le bilan humain serait d’ores et déjà de plus d’un million de tués, dont quelque 400 000 enfants. Et ce bilan pourrait fort bien doubler, voire tripler du fait de la combinaison mortifère entre la poursuite des bombardements, l’aggravation de la famine et la diffusion des épidémies au sein d’une population littéralement à bout de souffle.

Cette tragédie qui s’aggrave jour après jour, au vu et au su du monde entier, s’inscrit pourtant dans la longue durée d’une triple impasse, israélienne, humanitaire et palestinienne, dans laquelle les 2,3 millions de femmes et d’hommes de la bande de Gaza sont enfermés depuis près de deux décennies.

L’impasse israélienne

Cette première impasse découle de la décision du premier ministre israélien Ariel Sharon, en septembre 2005, de retirer l’armée et les colons israéliens de la bande de Gaza, après trente-huit années d’occupation, sans aucune concertation avec l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, élu quelques mois plus tôt. Ariel Sharon entendait par ce refus barrer la route à un éventuel Etat palestinien établi aussi bien en Cisjordanie qu’à Gaza. L’enclave palestinienne n’a depuis été traitée par Israël que sous l’angle de la sécurité de l’Etat hébreu, sans la moindre prise en compte de la dynamique politique ou de la réalité humaine de Gaza.

Ce calcul à très courte vue a permis à Israël, au cours des conflits successifs à Gaza, de maintenir un ratio très favorable de 1 à 20, voire 100, entre ses pertes, très majoritairement militaires, et les pertes palestiniennes, avant tout civiles. Mais le blocus imposé à Gaza depuis juin 2007 y a consolidé la mainmise du Hamas, jusqu’à la prise du pouvoir, dix ans plus tard, par les plus extrémistes des islamistes, responsables du carnage terroriste du 7 octobre 2023, au cours duquel 787 civils ont été tués, ainsi que 376 militaires et policiers israéliens. L’offensive en cours a vu Israël rétablir le ratio antérieur des pertes, avec 245 de ses militaires tués en cinq mois de combats, mais au prix de frappes aussi massives qu’indiscriminées qui conduisent à la destruction de la bande de Gaza plutôt qu’à celle du Hamas.

L’impasse humanitaire

Cette deuxième impasse résulte du refus de la « communauté internationale », soit avant tout les Etats-Unis et l’Union européenne, d’apporter une réponse politique au défi de Gaza, réduit à n’être qu’un problème humanitaire à gérer avec plus ou moins de générosité et d’efficacité.

C’est ainsi que, loin d’exiger la levée du blocus israélien, acte de guerre caractérisé en droit international, les bailleurs de fonds occidentaux se sont bornés à essayer d’en limiter l’impact sur la population locale, ainsi condamnée à ne vivre que dans la précarité d’une assistance par définition arbitraire.

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Alors que les habitants de Gaza avaient voté à plus des deux tiers en faveur de Mahmoud Abbas en 2005, ils furent de fait amalgamés aux islamistes qui les dominaient pourtant avec de plus en plus de brutalité, à mesure que le blocus s’inscrivait dans la durée. Cette situation s’est aggravée jusqu’au paroxysme actuel, où l’accent mis sur la seule aide humanitaire empêche à l’évidence de concevoir un calendrier contraignant de sortie par le haut de la crise en cours, sur la base de la solution à deux Etats.

L’impasse palestinienne

Cette troisième impasse découle du refus de Mahmoud Abbas de se rendre à Gaza, en juin 2007, après la sanglante prise du pouvoir par le Hamas. Au lieu de contester le diktat islamiste, le président de l’Autorité palestinienne, qui est aussi celui de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et du Fatah, a préféré abandonner Gaza à son sort. Il s’est même opposé à maintes reprises à des propositions d’allégement du blocus qui auraient, selon lui, fait le jeu du Hamas. Afin de s’accrocher au pouvoir, le dirigeant octogénaire a annulé, en avril 2021, les élections qui devaient se dérouler à l’été suivant et qui, selon toutes les estimations, auraient conduit à une défaite du Hamas à Gaza.

Cette fermeture de l’horizon politique palestinien a naturellement fait le jeu, à Gaza, des tenants de la violence à outrance. Et la tragédie en cours, loin d’encourager l’unité des factions palestiniennes, n’a fait qu’accentuer leurs divergences, chacune faisant porter à l’autre la responsabilité d’un tel drame. Le dirigeant palestinien aujourd’hui le plus populaire, Marwan Barghouti, est membre de l’OLP et du Fatah, mais c’est son emprisonnement en Israël depuis 2002 qui, en le préservant des intrigues interpalestiniennes, garantit sa popularité.

La conclusion de ce triptyque est accablante : Israël, malgré son obsession sécuritaire, n’a même pas été capable d’éviter le bain de sang du 7 octobre 2023 ; la communauté internationale, malgré son mantra humanitaire, a abandonné la population de Gaza à des souffrances collectives d’une intensité inédite ; les factions palestiniennes, malgré leurs surenchères, se sont avérées incapables de protéger leurs compatriotes de Gaza.

Tant que cette triple impasse perdurera, le cauchemar s’aggravera à Gaza. La seule alternative est bien connue, celle de l’imposition volontariste de la solution à deux Etats à des directions israélienne et palestinienne historiquement défaillantes. Sinon, le pire est non seulement certain, mais l’Europe en paiera le prix fort.

Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po)

 

 

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