A Land for All : un projet de confédération entre utopie et pragmatisme Par Caterina Bandini, membre du comité de redaction. Revue YAANI

La confédération, mode d’organisation politique où les États délèguent une partie ou la totalité de la souveraineté à des organes communs, représente, dans le contexte palestino-israélien, une alternative aux solutions classiques à un ou deux États. Si ce modèle est ancien, il résonne aujourd’hui dans le fracas de la guerre grâce notamment au mouvement A Land for All – Two States, One Homeland (« Une terre pour tous – Deux États, une seule patrie »). Basé sur une enquête ethnographique en cours, cet article revient sur ce projet de confédération et sa place sur la scène politique israélienne d’avant et d’après le 7 octobre.

 

Capture d’écran de la page d’accueil du site Internet de A Land for All.

 

« S’il y a bien un enseignement à tirer de l’histoire récente, c’est que le monde n’est pas en train d’entrer dans une phase post-nationale, comme certains parmi nous l’ont cru. Ce n’est pas le cas. On est encore résolument dans l’époque des États-nations. Peut-être que ça changera, j’espère que ça changera ! Personnellement, je ne veux plus voir de frontière entre Israël et la Palestine, je suis à 100 % avec John Lennon ». Ainsi l’avocat et militant israélien Michael Sfard expliquait-il, lors de notre entretien en novembre 2022, son soutien au modèle de confédération porté par l’ONG israélo-palestinienne A Land for All (Eretz lekullam en hébreu, Bilād lil-jamīʻ en arabe), dont il est membre.

 

Un projet pragmatique donc, dicté non pas par l’utopie révolutionnaire mais par l’acceptation, aussi douloureuse soit-elle, de la persistance des nationalismes dans les mentalités et dans les aspirations des populations qui habitent entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain. La plupart des militant·es interviewé·es affirment en effet que cette confédération serait une sorte d’« étape intermédiaire » pour négocier une solution plus juste et durable dans le futur, à savoir, pour beaucoup, la création d’un État unique. Entre l’échec des accords d’Oslo et la difficulté à imaginer « un État de tou·tes ses citoyen·nes » dans le futur proche, A Land for All – Two States, One Homeland propose une solution politique qui, bien que marginale, commence à se faire connaître en Israël-Palestine et au-delà.

 

Changer de paradigme : de la séparation au partenariat

 

Le mouvement a été fondé en 2012 par un journaliste juif israélien originaire de Tel-Aviv, Meron Rapoport, et un militant palestinien du Fatah originaire du camp de Dheisheh à Bethléem, Awni Al-Mashni, incarcéré pendant douze ans dans les geôles israéliennes. Constitué en ONG, le mouvement dispose désormais de plusieurs membres salariés, dont une co-directrice palestinienne et une co-directrice israélienne.

 

Leur projet de confédération est guidé par cinq principes fondamentaux : la création de deux États souverains dans les frontières de 1967, sur la base des accords d’Oslo ; la liberté de mouvement pour toutes et tous ; des institutions communes, notamment en matière de gestion des ressources naturelles ; Jérusalem comme capitale des deux États ; la réparation pour les injustices perpétrées par le passé. Tous·tes les habitant·es pourront rester là où ils et elles sont : aucun transfert de population n’est prévu. Juif·ives et Palestinien·nes pourront décider dans quel État demander leur résidence, mais chacun·e aura la nationalité de l’État auquel il ou elle appartient « ethniquement » et ne pourra voter que dans cet État-là : les Palestinien·nes en Palestine même s’il s’agit de résident·es de l’État d’Israël, et vice-versa pour les Israélien·nes. Les Palestinien·nes de 48, actuellement citoyen·nes de l’État d’Israël, conserveront la nationalité israélienne. Tout le monde aura un document d’identité israélien ou palestinien, mais aussi le passeport de la confédération, l’Union israélo-palestinienne, calquée sur le modèle de l’Union Européenne.

 

L’État palestinien octroiera le droit au retour aux réfugié·es, dont seulement un nombre limité pourra s’installer en Israël et les restant·es en Palestine, et l’État israélien continuera d’appliquer la Loi du retour pour les juif·ives de la diaspora au sein de ses frontières. Aucune injustice ne sera réparée avec de nouvelles injustices, suivant un principe fondamental de la justice transitionnelle. La planification urbaine constituera l’un des défis principaux : c’est pourquoi A Land for All ne donne pas, à ce stade, d’informations détaillées sur les modalités de mise en œuvre du projet, qui devront être négociées au fur et à mesure par les deux parties. Le modèle sera implémenté progressivement en plusieurs étapes. Dans une première phase, les deux États reconnaîtront le droit à leurs citoyen·nes de se déplacer, voyager et travailler sur l’ensemble du territoire et détermineront un nombre de citoyen·nes de l’autre État autorisé·es à rester sur leur territoire en tant que résident·es permanent·es, avec tous les droits associés à ce statut.

 

Ce modèle veut opposer au paradigme de la séparation celui du partenariat. Pour la co-directrice israélienne, May Pundak, fille de Ron Pundak, l’un des artisans des accords d’Oslo, ce mouvement représente un bon endroit où poser des questions difficiles à propos des paradigmes qui ne fonctionnent pas (ou plus). Elle insiste sur le fait que le paradigme de la séparation, au cœur de la doctrine d’Oslo, alimente le racisme et la suprématie juive. Interviewée en novembre 2022, elle m’explique : « Notre idée est qu’il pourra y avoir une autonomie en matière d’éducation ou de culture, par exemple, si certaines communautés le souhaitent. Mais il n’y aura pas de colonialisme, il n’y aura pas de suprématie juive. Il n’y aura pas d’exclusion, on ne va pas maintenir la séparation. Quand on parle des juifs qui resteront vivre en Palestine, ils ne resteront pas sur des terres privées. La plupart des colonies sont construites sur des terres d’État, ce sont les terres de l’État palestinien. L’État palestinien devra choisir où les juifs pourront rester, quand et comment, mais les soldats de Tsahal ne seront pas là pour les protéger : ils feront partie de l’État palestinien. On aura peut-être des forces de sécurité conjointes. En gros, on va décoloniser l’entreprise de colonisation ».

 

May Pundak considère que Two States, One Homeland offre une voie « queer » de sortie de la binarité, ici entendue comme l’opposition binaire entre un État et deux États, mais aussi entre sionisme et antisionisme, État-nation et ère post-nationale. Néanmoins, ça reste aussi à bien des égards une solution « à deux États ». Pour plusieurs membres du mouvement, cela est fondamental afin de garantir aux Palestinien·nes le droit à l’autodétermination nationale qui leur a été jusqu’ici nié.

 

Rallier le plus grand nombre à la cause

 

En tant que projet politique, Two States, One Homeland vise à rassembler le plus de soutiens possible. On y trouve ainsi un vaste spectre d’acteurs et d’actrices mobilisant une pluralité de langages : certain·es vont parler de décolonisation et d’apartheid, d’autres de conflit ethnonational, de domination et d’oppression. Si la notion de décolonisation ne fait pas partie du discours officiel de l’ONG, car réputée trop clivante, certain·es militant·es considèrent néanmoins qu’elle est traduite par la volonté affichée de mettre en œuvre des mécanismes de justice réparatrice qui garantiront un véritable processus de décolonisation. Le langage est donc adapté en fonction du public visé.

 

Pour l’ancienne porte-parole palestinienne, rencontrée à Bethléem en février 2023, A Land for All « garantit la décolonisation » et parle d’apartheid et de suprématie juive. Sur le positionnement de ses partenaires israélien·nes à l’égard du sionisme, elle affirmait : « Je n’ai pas le droit de demander à quelqu’un de renoncer à ce qu’il croit pour être mon partenaire. S’ils croient aux droits humains, à l’égalité et à la justice pour tout le monde, ça me suffit ». Un point de vue partagé par le co-fondateur Awni Al-Mashni qui, lors de notre entretien en février 2023, martelait que « c’est avec ses ennemis, les sionistes, qu’il faut faire la paix », pas avec les antisionistes déjà acquis·es à la cause.

 

En effet, ce mouvement rassemble des Israélien·nes aux positions très différentes au sujet du sionisme : des universitaires critiques comme Oren Yiftachel, mais aussi des représentant·es de la gauche sioniste comme Avi Dabush, actuel directeur de l’ONG Rabbis for Human Rights. Côté palestinien, trois parmi les militant·es les plus actif·ives sont des citoyen·nes de l’État d’Israël : l’actuelle co-directrice palestinienne, Rula Hardal, politiste et chercheuse à l’Institut Shalom Hartman à Jérusalem ; Ameer Fakhoury, sociologue et chercheur au Van Leer Institute à Jérusalem ; et Thabet Abu Rass, co-directeur de Abraham Initiatives, une organisation pour la promotion de l’égalité et de l’inclusion sociale des Palestinien·nes de 48.

 

Le mouvement compte enfin dans ses rangs une minorité de colons vivant principalement dans la région de Gush Etzion, un bloc de colonies situé entre Bethléem et Hébron. Ces colons sont engagé·es par ailleurs dans des efforts de « réconciliation » avec la population palestinienne au sein de l’association Roots, fondée à Gush Etzion en 2014. Très hostiles à la partition et donc aux accords d’Oslo, comme la très grande majorité des colons, ces militant·es se situent à la marge du « camp de la paix » israélien et font partie d’une mouvance alternative qui émerge timidement en Cisjordanie occupée. D’après Awni Al-Mashni, il n’y aurait que cinq ou sept colons actif·ives dans le mouvement, bien que plusieurs colons de Gush Etzion que j’ai pu interviewer soutiennent l’initiative. Un en particulier, Eliaz Cohen, poète et écrivain, résident du kibboutz de Kfar Etzion, fait partie du mouvement depuis sa fondation et œuvre à la sensibilisation de ses concitoyen·nes dans les colonies. Leur présence n’a pas manqué de susciter des débats au sein de A Land for All et de lui attirer des accusations de normalisation. Cependant, des militant·es qui n’accepteraient d’interagir avec les colons dans aucun autre contexte affirment que A Land for All est bien le seul cadre où la coopération est possible, puisqu’il s’agit de colons ayant la volonté de s’engager dans le débat et de faire des compromis.

Négocier sa place

Pour Awni Al-Mashni, le mouvement n’a pas à convaincre les Palestinien·nes, dont « 70 % soutiennent l’initiative », un point de vue que partage également Rula Hardal. Fatah aurait même donné son acceptation officieuse, en l’attente d’un partenaire israélien officiel et du soutien de la communauté internationale pour négocier les détails du plan. Convaincu·es que le vrai défi consiste à faire accepter cette proposition au sein de la société juive israélienne, les membres de A Land for All peinent néanmoins à établir un consensus ne serait-ce qu’à gauche. Jugée trop radicale par la gauche sioniste, notamment en raison de la position à l’égard du droit au retour, l’initiative est considérée trop modérée par la gauche antisioniste.

 

Depuis les élections de novembre 2022, les militant·es ont investi l’espace public israélien en démultipliant les rencontres d’information et les débats. Ils et elles ont été nombreux·ses à participer aux manifestations contre la réforme du système judiciaire en 2023 au sein du « bloc contre l’occupation » avec le slogan : « Du fleuve à la mer, démocratie et égalité pour tous ». L’initiative a également été présentée lors de la conférence inaugurale d’une nouvelle coordination de la gauche religieuse nommée Hasmol Haemuni (« la gauche de la foi » en hébreu), qui a eu lieu le 23 janvier 2023 à Jérusalem. Comme le disent les acteurs et actrices du mouvement, cette proposition est désormais « sur la table » et une « communauté » est en train de se former autour d’elle.

 

Le slogan « Du fleuve à la mer, démocratie et égalité pour tous »,

en hébreu et en arabe, sur une pancarte du mouvement lors d’une manifestation contre la réforme du système judiciaire. Jérusalem, février 2023. Photo : Caterina Bandini

 

Si une large adhésion du public israélien paraît aujourd’hui utopique, se faire une place au sein de la gauche radicale n’en est pas moins ardu. En février 2023, la sociologue et avocate israélienne Yael Berda intervenait à Imbala, un lieu associatif ayant servi de quartier-général à la gauche radicale hiérosolymitaine entre 2018 et 2023, dans un événement intitulé « Le changement de régime en Israël, l’occupation et nous ». Le « nous » renvoyait ici aux collectifs militants de Jérusalem, en premier lieu Free Jerusalem, engagé contre les expulsions des familles palestiniennes à Sheikh Jarrah. Questionnée avec méfiance quant à son activisme dans A Land for All, Yael Berda a défendu l’idée qu’il s’agit d’un projet « pragmatique et réaliste », capable de rallier des soutiens parmi la population juive israélienne. Or la persistance d’éléments centraux de la solution « à deux États », in primis l’idée d’un État-nation du peuple juif, et les calculs concernant le nombre de personnes qui pourront être assimilées par un État ou l’autre peinent à convaincre les activistes de la gauche radicale.

 

Depuis le 7 octobre, les membres de A Land for All redoublent les efforts. Dès le 13 octobre, Ameer Fakhoury s’exprimait sur le groupe WhatsApp pour en appeler les « initiatives binationales » à poursuivre leur travail de création d’une « société civile partagée ». L’organisation jouit également d’une certaine visibilité dans les médias internationaux, y compris en France. Elle est engagée dans les manifestations organisées depuis janvier 2024 pour réclamer un cessez-le-feu à Gaza et la libération des otages, et May Pundak a récemment été reçue au parlement israélien. De nombreuses rencontres sont organisées pour discuter de l’après-guerre et des perspectives ouvertes par le modèle confédéral.

 

Dans un contexte où le mot « paix » est de nouveau en vogue, avec notamment la création de la coordination Partnership for Peace rassemblant de nombreuses organisations israéliennes et israélo-palestiniennes ; alors que la nécessité d’une solution politique s’impose à la conscience d’une partie de la gauche israélienne et que la fin du gouvernement Netanyahu semble avoir sonné, les militant·es de A Land for All ont compris qu’il y a là un créneau à saisir. Ils et elles renforcent ainsi les activités de plaidoyer dans le but d’imposer un changement de paradigme dans la société juive israélienne. Reste à voir si ce projet arrivera à convaincre dans un environnement politique de plus en plus hostile.

 

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